Walter Benjamin centinela mesiánico 04 Nov 2021

Walter Benjamin sous le regard de Daniel Bensaïd, vu d'Argentine

Mediapart | Demian Paredes

C'est, logiquement, de Buenos Aires que nous parviennent quelques feuillets, signés du critique Demian Paredes, à l'occasion de la parution, en Argentine, en juin 2021, de la première traduction du livre sorti en 1990 de feu Daniel Bensaïd, "Walter Benjamin, sentinelle messianique". C'est aux éditions "El cuenco de plata" traduit par Alcira Bixio avec une préface de la sociologue Cecilia Feijoo.

 

Benjamin est devenu, un peu à la manière d'Antonio Gramsci, un auteur aux usages multiples - voire contradictoires, voire opposés - tirés selon des intérêts différents, de ceux qui ont eu une amitié ou une certaine relation intellectuelle avec lui, aux classifications bien léchées et univoques que les académies tentent habituellement, pour ordonner et compartimenter une œuvre. Ainsi, on le qualifie de " philosophe du langage " et de " critique littéraire " (Hannah Arendt), on souligne sa dimension messianique juive (préférence pour Gershom Scholem), ou la critique culturelle néo-marxiste (Theodor W. Adorno), ou encore un marxisme " pur et simple ", militant du point de vue de l'art (Bertolt Brecht). Pour Bensaïd, semble-t-il, Benjamin est tout cela, mais bien plus encore, un penseur du présent.

"Outsider errant et rebelle", une "sentinelle solitaire" : un dissident, un résistant, un hétérodoxe qui se méfie de toute certitude et confiance en quelque futur monde heureux "sûr", et de la raison, quelle qu'elle soit : des dirigeants et des appareils politiques, des États, etc. Par là, Benjamin indique un nouveau sens de l'histoire, pleine de dangers et de possibilités, que d'autres contemporains se sont contentés d'accepter, d'enregistrer ou simplement de nier.


C'est cette double perception du présent, comme catastrophe et évènement, que Bensaïd perçoit dans le Journal de Moscou, écrit lors de la visite de Benjamin en URSS dans la seconde moitié des années 1920 [du 6 décembre 1926 à la fin janvier 1927], alors que la réaction bureaucratique stalinienne bat son plein. C'est cette perception qu'il confirme avec le perfide pacte Hitler-Staline, plus d'une décennie plus tard, auquel Benjamin tente d'opposer une "stratégie de l'urgence au milieu d'une catastrophe".

Et Bensaïd se trouve aussi, quand il écrit son livre en 1990, dans un moment catastrophique : la clôture des expériences révolutionnaires, la réaction néolibérale et la chute du "socialisme réel", l'un des deux piliers du régime mondial du deuxième après-guerre ; le statu quo du monde de Yalta, la "guerre froide", avec son "équilibre" de conquêtes sociales, la rivalité économique entre deux "systèmes" et la terreur nucléaire. C'est la configuration d'une situation sans précédent, de régressions intellectuelles, de reculs sociaux et politiques, et d'impasses dans lesquelles nous sommes toujours englués.

Bensaïd développe ses thèmes en commentant le caractère très fragmentaire de la vie et de l'œuvre de Benjamin : ses Thèses sur la philosophie de l'histoire, la question messianique, la question stratégique et militaire, et la question du temps, ou plutôt des temporalités, et de leurs avatars. Le "méta-commentaire" permet de recouper les propres lignées culturelles et intellectuelles de Benjamin avec celles de Bensaïd. Il s'agit d'un sauvetage du passé pour une actualisation du présent. L'exigence (de soi) de se situer à la gauche du possible, une entreprise aussi risquée que, finalement, réussie.

Bensaïd met en évidence le temps messianique dans les Thèses comme une perception critique de l'idéologie du "progrès", que ce soit dans sa version bourgeoise, social-démocrate ou communiste (stalinienne). Il n'y a pas de "futur" ou de "révolution" assurés dans l'attente passive. Rébellion ou soumission : l'inéluctable temps "vide et homogène" doit être analysé et critiqué. "Benjamin rejoint la longue rébellion contre les chaînes despotiques de la temporalité mécanique, de Baudelaire à Proust, de Nietzsche à Bergson." Que nous montre l'histoire ? " Loin de gravir l'escalier monumental du progrès, l'histoire est avant tout répétition et bégaiement de la défaite". La tristesse et la mélancolie post-révolutionnaires de Saint-Just ou de Louis-Auguste Blanqui - les mêmes au XXe siècle, avec les dates négatives de 1933 à Berlin et de 1937 à Barcelone - est la " catastrophe permanente comme négatif de la révolution permanente". "Histoire" qui immobilise le passé et qui doit être combattue par une "historiographie matérialiste". Et messianique.

Qu'en est-il des évènements de 1989-91 ? "Avant les défaites, ce sont les trahisons et les abandons", dit un Bensaïd introspectif des marxismes du XXsiècle. C'est la défaite qui fait surgir la sentinelle, le gardien d'une tradition contre la dureté des vainqueurs, contre le bruit inaudible des opprimés oubliés par le bruit tumultueux de la marchandise.

Contre la circularité et la répétition, toujours à l'identique, de la marchandise et de ses révolutions augmentées du capital, le passé revient constamment hanter l'espace du vivant, et c'est la sentinelle qui est chargée de crier l'ouverture "messianique" : le seuil du possible. Contre l'attente passive : " Loin de se neutraliser, la lutte des classes et le messianisme s'encouragent mutuellement contre la fatalité. " Le messianisme profane saisit les fragments du renoncement de Blanqui dans L'Éternité par les astres, la circularité ascendante et cassante de Hegel, la rupture du fétiche dans Marx et de la remémoration dans Proust et Daniel Bensaïd se propose alors de saisir l'"Évènement" contre l'immuable Progrès et tout Éternel retour. L'histoire en tant que bifurcation, en tant qu'histoire des possibilités, ne doit pas être abandonnée à l'oubli. Comme cette transgression consiste à rejoindre le cortège des vainqueurs, elle consiste à accepter le présent comme un fait accompli.

Dans le langage, dans la mémoire et dans sa relation avec la religion juive et la Kabbale, Bensaïd identifie un dialogue avec le marxisme hérétique. L'histoire comme science ou, aussi, comme "une forme de remémoration", car contrairement à la mémoire, le souvenir est un acte de conscience, c'est la mémoire qui émerge dans la lutte contre l'oubli. De Spinoza à Péguy, de Sorel à Rosa Luxemburg, de Freud à Moses Hess en passant par Gustav Landauer, Franz Rosenzweig, Fritz Mauthner et Henri Lefebvre, Bensaïd articule une constellation de vies, d'œuvres et de circonstances - à contre-courant, adverses, tragiques - qui font la lumière. Une histoire dans laquelle, pourtant, " tout dépend de l'homme, y compris ses tourments et son impatience". C'est le fondement d'un " messianisme politique, démocratique et libérateur ".

Il s'agirait, pour Bensaïd, de se rappeler, de ne pas oublier que, dans le temps présent, dans le " temps-maintenant ", la sentinelle messianique est porteuse d'une annonce, d'un possible qui se tisse activement et qui permet d' " inventer du nouveau, non en faisant table rase du passé, mais en l’interrogeant autrement, patiemment, affectueusement, c’est le propre du concept messianique de l’histoire ".